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Emancipation ou libération?

L'actualité au prisme de la philosophie

Il est courant, dans la lignée de la philosophie des Lumières, de revendiquer la notion d’émancipation. Pourtant, en Amérique latine, c’est plutôt la notion de libération qui est mise en avant.

L’«émancipation» dans le Nord occidental

Dans l’Antiquité, la notion d’émancipation renvoie à l’acte par lequel un esclave est affranchi. Aujourd’hui encore, on parle d’émancipation d’un mineur pour désigner l’acte juridique par lequel une personne mineure n’est plus soumise à l’autorité parentale.
Souvent, la notion d’émancipation renvoie tout d’abord à la philosophie d’Emmanuel Kant. Dans Qu’est-ce que les Lumières? il écrit: «La sortie de l’homme de sa minorité dont il est lui-même responsable. Minorité, c’est-à-dire incapacité de se servir de son entendement (pouvoir de penser) sans la direction d’autrui». Chez Kant, l’émancipation est d’abord une émancipation intellectuelle.

Dans les traditions nord-américaine et européenne, la notion fait également écho à des mouvements sociaux et politiques collectifs. On parle ainsi d’émancipation des Noirs, des femmes ou encore d’émancipation ouvrière. Encore actuellement, l’émancipation reste une notion critique importante chez certains philosophes politiques comme Jacques Rancière.

La «libération», des années 1940 aux années 1970

Durant la Seconde Guerre mondiale, la notion de libération est utilisée par les résistants et les résistantes du Comité français de libération nationale, du Mouvement de libération nationale, etc. Dans les années 1950, on parle de «mouvements de libération nationale» pour désigner les mouvements anti-coloniaux. On peut citer, en Algérie, le FLN (Front de libération nationale). Au Québec, un mouvement indépendantiste prend le nom, dans les années 1960, de Front de libération du Québec.

C’est dans la foulée qu’apparaît aux Etats-Unis le Women’s Lib, tandis qu’en 1970 émerge en France le Mouvement de libération des femmes (MLF). Peu de temps avant Mai 1968, le philosophe Herbert Marcuse écrit un essai intitulé Vers la libération. Dans les années 1960-70, il est également question de «libération sexuelle». De son côté, le philosophe Peter Singer signe en 1975 La libération animale, qui initie le mouvement antispéciste.

Néanmoins, le sens philosophique que pourrait revêtir la distinction entre «émancipation» et «libération» est assez peu thématisée, à quelques exceptions près, comme par exemple Michael Hardt et Antonio Negri dans leur ouvrage Commonwealth (2012).

Emancipation ou libération?

En revanche il existe dans la pensée latino-américaine de nombreux textes consacrés à la distinction conceptuelle entre émancipation et libération. La notion de libération y occupe une place importante, en particulier à partir de la fin des années 1960. On peut citer la «théologie de la libération» de Gustavo Gutierrez, la «philosophie de la libération» d’Enrique Dussel, la «psychologie de la libération» d’Ignacio Martin-Baro, la «pédagogie de la libération» de Paulo Freire – mais aussi Dussel.

Enrique Dussel écrit: «Le fils réalise son émancipation vis-à-vis de son père quand il atteint l’âge adulte; l’esclave accomplit sa libération du seigneur libre quand il atteint sa liberté. Aujourd’hui, le mot émancipation est utilisé pour effacer ce qu’il y a de critique et de politique dans le mot libération. La philosophie de la libération n’est pas une philosophie de l’émancipation.»1>Citation traduite par Claudia Bourguignon Rougier.

A la suite de l’argentin Walter Mignolo, on peut néanmoins souligner que la notion d’émancipation renvoie à la philosophie des Lumières qui, dans le contexte de la pensée décoloniale latino-américaine, peut apparaître, par sa prétention universaliste, comme ayant participé à la justification de l’impérialisme de la pensée occidentale sur le reste du monde.

Dans la lignée de Paulo Freire, le penseur Ayrton Armando Trelles-Castro propose la distinction suivante: l’émancipation consiste à emprunter le chemin des oppresseurs. Ainsi, l’opprimé·e veut sortir de son oppression en empruntant la voie de la bourgeoisie occidentale. La libération consisterait au contraire à trouver une voie qui se mette à distance des modèles proposés par ces pensées et ces modes de vie.

De ce fait, loin d’être une simple argutie, le recours à la notion de libération, plutôt qu’à celle d’émancipation, renvoie à la volonté des pensées latino-américaines de trouver leur propre chemin, sans prendre comme modèle imposé les pensées de l’élite du Nord global. Il consiste également à s’interroger, dans le contexte de la crise écologique, sur la possibilité de s’orienter vers un mode de vie soutenable, à la différence du modèle économique développé par le Nord global.

Notes[+]

Irène Pereira est sociologue et philosophe, cofondatrice de l’IRESMO, Paris. Parution récente: Ecopédagogie. Eduquer à la justice sociale et écologique, Academia, https://tinyurl.com/2wyrsw4m

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